par Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française.
Nous retranscrivons sur notre blog l’article paru sur le site de la fondation Charles de Gaulle que vous pouvez retrouver ici.
Alors que la semaine de la francophonie s’achève, le Secrétaire perpétuel de l’Académie explique en quoi elle est une richesse qu’il faut défendre et accompagner. Propos recueillis par Alice Develey, lefigaro.fr, le 19 mars 2021. Texte reproduit avec l’aimable autorisation du Figaro.
L’Académie française participe de la belle croissance de la francophonie. Elle compte dans ses rangs de grands noms du monde francophone et accepte dans son Dictionnaire nombre de mots et expressions issus de Suisse, de Belgique, du Québec et plus largement du continent africain. Récemment, son secrétaire perpétuel, Hélène Carrère d’Encausse, a participé au lancement du Dictionnaire des francophones, promu par Emmanuel Macron. Elle rappelle le souhait de l’Académie de défendre et d’illustrer les bons usages de la francophonie.
LE FIGARO. – Comment voyez-vous la francophonie du XXIe siècle ?
Hélène CARRÈRE D’ENCAUSSE. – C’est le résultat de l’histoire. La langue française s’est étendue parce que la France a été présente au temps de sa grandeur. En Amérique, avec le Canada, en Afrique et partout, elle a apporté la langue française, de la même façon que l’Angleterre a diffusé l’anglais ou que la Russie a diffusé le russe à ses confins. Mais la force de la francophonie, c’est qu’à compter de la fin de l’Empire colonial, même si plus personne ne fut obligé de parler le français, la langue fut conservée.
Dans l’Empire de Russie, toute la bonne société s’exprimait en français. Il suffit de relire Tolstoï pour trouver « en français dans le texte ». La plupart des familles voulaient une gouvernante française pour que les enfants apprennent à parler la langue de Voltaire. La francophonie était donc un choix du cœur. Elle est cette volonté qui s’est répandue à travers le monde, notamment dans des pays qui avaient eu, peut-être, peu de relations avec la France, de faire le choix du français. Le terme de « francophonie » est intéressant parce qu’il a été inventé par Onésime Reclus en 1880, ce qui prouve que déjà, à cette époque-là, celle des Empires, la francophonie était un grand sujet.
Depuis quand l’Académie peut-elle être dite francophone ?
Depuis 1980. Elle s’est toujours intéressée à la francophonie mais incontestablement, à compter de cette date, cela a changé. En 1980, l’Académie choisit d’élire un admirable intellectuel, Léopold Sédar Senghor, qui était l’incarnation de la francophonie. S’il venait d’Afrique, il se sentait français par la langue et la culture. La langue était ce qui le définissait. Puis nous avons élu Assia Djebar au tournant du millénaire, Amin Maalouf, François Cheng… Tous ces académiciens sont arrivés à une époque où l’Académie a voulu s’ouvrir au monde et que la francophonie devienne une composante de l’Académie. Ainsi, la phrase de Camus « La langue française est ma patrie » a joué un grand rôle dans cette orientation de l’Académie française.
« Conférer d’autorité la nationalité française aux élus nous a paru réducteur »
Hélène CARRÈRE D’ENCAUSSE. – Jusqu’au quinquennat de M. François Hollande, il allait de soi que les élus devaient être français de nationalité. Ce n’était pas dans les statuts de l’Académie qui, rédigés par Richelieu, disaient que les élus devaient être « sujets du roi ». Mais leur conférer d’autorité la nationalité française nous a paru réducteur. C’est pourquoi je suis allée voir M. Hollande, qui était le protecteur de l’Académie française à cette époque, afin de lui expliquer qu’il était dommageable de conserver cette manière de faire. Je lui ai rappelé la phrase de Camus et lui ai demandé si l’on pouvait considérer que la langue française valait un certificat de nationalité. Il a accepté cette conception et l’a écrit, sa lettre d’accord vaut statut. Cet acte renforce l’adhésion à la francophonie.
Au regard de l’action de l’Académie en faveur de la francophonie, quelle a été sa contribution à ce Dictionnaire ?
Nous devons achever la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française, nous n’avons pas à intervenir dans tous les dictionnaires. Mais nous avons, par exemple, intégré le verbe « tataouiner », c’est-à-dire « hésiter longtemps avant de prendre une décision », qui vient du Québec. Nous intégrons souvent des mots issus de cette province canadienne qui sont très savoureux, mais aussi de Suisse, de Belgique, et des expressions africaines… Nous ne travaillons pas à un dictionnaire de la francophonie, mais à un dictionnaire de l’usage français.
La féminisation des noms de métiers vient du Québec. Comment l’Académie voit-elle cet usage francophone ?
Il est exact que le Québec a été très attaché à la féminisation des noms de métier mais, à l’époque où le problème a commencé à être posé, c’est-à-dire dans les années 1970, l’Académie a défini un usage. Les noms de métier ont toujours été des deux genres parce que le métier est attaché à la personne qui l’exerce. Les noms de fonction étaient considérés comme neutres, et le français n’ayant pas de neutre, le masculin était supposé recouvrir les deux genres. Lorsque, plus tard, le problème a occupé une place importante dans le monde francophone, nous avons regardé comment la langue évoluait en France, puisque l’Académie ne la commente pas, mais constate l’usage.
Comment l’Académie perçoit-elle le Dictionnaire des francophones puisqu’il n’est pas prescriptif et qu’il rend seulement compte d’un usage ?
Le Dictionnaire des francophones reprend les usages qu’il constate dans des pays différents. Le Dictionnaire de l’Académie est un dictionnaire de l’usage de la langue française et non pas des langues dispersées, et quand l’usage évolue le Dictionnaire en rend compte. C’est dans cet esprit que nous avons mis en place une commission sur la féminisation des noms de métiers pour évaluer les changements constatés au cours du temps. Cette commission a fait l’état des lieux, l’Académie a constaté ce qui se disait mais elle n’a jamais donné d’instructions ou d’ordres. Elle ne prescrit pas, elle ne fabrique pas la langue, elle l’accompagne. Et faire l’état des lieux est toujours une bonne méthode pour constater l’évolution de la langue.
Le français se décentre puisque la majorité des francophones se situent en Afrique. Est-il toujours possible de défendre une norme franco-française ?
Il est exact que le français est admirablement utilisé en Afrique, dans une partie de ce continent qui est francophone. Il suffit de se rendre sur n’importe quel marché et d’écouter les enfants s’exprimer pour constater leur souci de parler correctement la langue française. Léopold Sédar Senghor le disait déjà à ses confrères : « Prenez exemple sur l’Afrique. »
« La francophonie, c’est notre richesse et il est de notre responsabilité collective d’y participer et de l’accompagner »
Hélène CARRÈRE D’ENCAUSSE. – La langue française ne se décentre pas, elle s’étend. C’est cela, la francophonie, c’est notre richesse et il est de notre responsabilité collective d’y participer et de l’accompagner. Tous les francophones sont beaucoup plus attentifs à la langue française que nous ne le sommes, hélas, en France.
Peut-on dire que la langue est moins française que francophone ?
Non, certainement pas. La langue française est notre patrimoine, et elle est éternelle. Les francophones ont une passion pour la langue française. C’est la langue de Voltaire, de Chateaubriand, etc. La francophonie est comme une famille, on ressemble beaucoup à ses parents, un petit peu moins à ses grands-parents et ainsi de suite, mais c’est le français qui est la langue de la francophonie. Et c’est cela qui a séduit des centaines de millions de personnes à travers le monde, et le mouvement ne cesse de s’amplifier.